Transformation Digitale: Modélisation, Induction / Déduction et Innovation

Comment évoluer dans un Monde complexe, incertain et changeant ? Comment appréhender ce Monde ? Parce que complexe, il est nécessaire de le simplifier, de le modéliser, de le caricaturer plus que d’en faire un portrait. Et puisque qu’aucun modèle ne peut prétendre à être qualifié de vrai, et que seule son utilité est pertinente, alors il devra changer, se transformer. Si c’est en forgeant que l’on devient forgeron, c’est en reforgeant que l’on reste forgeron. Découvrons quelques notions de la “Petite philosophie de la Transformation Digitale” avec Luc de Brabandére. 

C’est un passionnant et enrichissant ouvrage que nous livre le philosophe d’entreprise Luc de Brabandére. Son titre: “Petite philosophie de la Transformation Digitale, ou comment (re)découvrir l’art du zigzag”. Pour Luc de Brabandére: "penser le futur avec les schémas du passé ne peut que conduire à la déception, organiser l’après avec les catégories d’avant risque d’augmenter les inégalités. On ne peut changer le monde sans au préalable changer sa manière de voir le monde. Le point de départ d’une transformation digitale réussie n’est pas la société telle qu’elle est actuellement, mais une remise en question des hypothèses et des principes qui expliquent son organisation actuelle. Il nous est demandé de reculer pour mieux penser." Afin de prendre de la distance, trois concepts seront détaillés, ci-dessous. Objectif de cet article de blog librement inspiré du livre de Luc de Brabandére, vous faire découvrir ce bouquin, qui est à acheter, et à lire !

Simplifier le Monde: la modélisation 

Un modèle ressemble plus à une caricature qu’à un portrait, c’est une vulgarisation, des traits grossiers qui, avec du recul, nous donne un sentiment de ressemblance. "Son but est de styliser le réel, d’en rendre saillants les traits importants." C’est une construction mentale, de l’esprit, et dans laquelle la réalité est simplifiée. "Aucun modèle ne peut prétendre être vrai. Seule la question de son utilité est pertinente," explique Luc de Brabandére, avant de rajouter: "Plus l’objectif poursuivi est clair, plus le modèle a une chance d’être efficace."

Modéliser nécessite de faire des choix. "Quelles dimensions va-t-on privilégier ? Quels éléments va-t-on mettre au second plan ? Nombre de livres de management sont construits autour d’un modèle que l’auteur croit plus utile." Cependant, c’est ne pas tenir compte de la loi de l'instrument d'Abraham Kaplan: "Il suffit de donner un marteau à un enfant pour qu'il lui semble que tout autour de lui a besoin d'être martelé", ou de cet écueil soulevé par Abraham Maslow:"Si la chose dont vous disposez est un marteau, vous serez surpris de voir à quel point tout commence à ressembler à un clou."

"Au départ d’une modélisation, il y a toujours un renoncement, celui d’obtenir une image unifiée de la réalité. Ensuite, il y a des concessions à faire. Accepter de ne pas disposer de toutes les informations nécessaires, utiliser celles qui sont disponibles sans en connaître l’origine, reconnaître que ce qui est important n’est pas toujours chiffrable, prendre des hypothèses que l’on sait irréalistes comme la rationalité du consommateur ou la transparence du marché."(Luc de Brabandére). Le modèle n’est donc pas la réalité, mais une imitation de la réalité, une perception. 

Nous lisons des articles de presse, des billets de blog, nous déchiffrons des rapports, des bilans financiers, des comptes rendus de réunion, et comme le soulève Luc de Brabandére: "la plupart du temps, en travaillant, nous simplifions les simplifications des autres !" Ce qui pourrait être un moindre mal. Mais, comme le remarque l'auteur: "il nous est souvent recommandé d’être objectif, de ne pas nous laisser influencer, de nous limiter aux faits, etc. Autrement dit, on nous demande de regarder les choses en face. Très bien. Le problème, c’est que le plus souvent, en face, il n’y a pas de choses, mais seulement de pâles représentations de ces choses. Et on repense à Platon et à ces pauvres prisonniers qui, ne voyant rien d’autre que des ombres sur la paroi d’une caverne, en arrivent à penser que ces ombres sont la réalité du monde. Les salles de marché, les salles de rédaction, les salles d’attente, les salles de cours, les salles de réunions ne seraient-elles toutes que les grottes des temps modernes ?"

La notion de modélisation est importante, car elle est au coeur de notre pensée. Pour penser, nous modélisons.

Les deux niveaux de la pensée: induction & déduction 

"Nous ne voyons pas le monde tel qu'il est, mais tel que nous sommes," Kant
"La pensée se déploie de deux manières différentes", explique Luc de Brabandére. "L’induction est le mode par lequel nous simplifions les choses, et la déduction est le mode par lequel nous utilisons ces simplifications. Nous modélisons la réalité par un processus inductif, la déduction nous permet alors d’utiliser les modèles construits. En déduction, notre liberté est cadrée et des erreurs sont possibles. En induction, nous sommes libres de construire de nouveaux cadres qui ne seront jamais vrais ou faux, mais que l’on souhaite plus utiles. Il faut redécouvrir la liberté dont nous disposons pour modéliser la réalité autrement ou organiser la diversité en catégories différentes."

Un peu perdu ? Voici un exemple pour illustrer la différence entre les deux temps de la pensée. Ci-dessous, vous verrez deux phrases que vous pouvez compléter:

  • Un exemple de voiture est la... 
  • La voiture est un exemple de… 

"Le premier type de phrase est facile à compléter, c’est à peine s’il faut réfléchir. Vous partez de l’idée de voiture qui est en vous et une réponse est déduite, instantanément. Très vite, vous direz Fiat, BMW, Tesla, etc. En mode déductif, les erreurs ne sont - sauf mauvaise foi - pas contestables."(Luc de Brabandére).

"Le deuxième type de phrase nous met dans une posture inverse. Elle nous force à partir du monde en face de nous. Elle nous invite à induire un concept, ou une catégorie. Vous pouvez ainsi répondre que: c’est un exemple véhicule, c’est un exemple de ce qui menace l’environnement, c’est un exemple de statut social, c’est un exemple de mot sept lettres, etc."(Luc de Brabandére).


Le point faible de la déduction c’est son point de départ - c’est à dire des hypothèses fausses, fallacieuses ou boiteuses. "Une déduction correcte ne suffit pas pour affirmer que la conclusion est vraie. Tout au plus, elle montre qu’il est vrai que l’on peut conclure."(Luc de Brabandére).

Le point faible de l’induction c'est sa trop grande liberté, son imperfection, son imprécision. "Une induction suppose nécessairement un lâcher-prise, un raccourci, une forme de défi, et il n’est pas rationnel d’être à 100% rationnel (...) Le vrai défi de la pensée se situe de toute évidence dans cette phase d’induction, là où se forment les concepts, s’élaborent les stratégies, se construisent les modèles. La réflexion y remonte a partir d’observations pour aboutir à l’une ou l’autre hypothèse dont on ne peut être sûr à 100%."(Luc de Brabandére). Maintenant, place à la pensée créative, et à l’innovation !

Transformation: Innovation et Pensée Créative 

Le défi de la créativité n’est pas tant d’avoir des idées nouvelles que de changer et que d'abandonner les idées anciennes. C’est là, où réside toute la difficulté. 
" La difficulté n'est pas de voir ce que personne n'a vu mais de penser comme personne n'a jamais pensé au sujet de quelque chose que tous voient," Schopenhauer 
Luc de Brabandère narre cet exemple: "Un barman de New York chercha un jour une idée pour augmenter le nombre de pièces de monnaie laissées par les clients dans le mug prévu à cet effet. Et il mit deux mugs sur son bar ! Mais pas simplement côte à côte. Entre les deux récipients, sur une petite tablette, on pouvait lire: “Si vous préférez les Beatles, mettez votre pièce à gauche, si vous préférez les Rolling Stones, mettez-la à droite”. Et les pourboires augmentérent de 10% ! L’idée lui vient le jour où il termina autrement la phrase “le pourboire est une exemple de…”. Plutôt que de dire depuis toujours “un exemple de demande”, il décida de dire “un exemple de vente”. Et comme tout vendeur sait qu’il ne faut jamais proposer à quelqu’un un pull, mais plutôt lui offrir le choix entre un pull bleu ou un pull beige, il décida d’appliquer à ses pourboires la même pratique des questions ouvertes. Ce nouveau cadre posé, il déduit ensuite de nouvelles améliorations. Par exemple, il eut l’idée de changer la question tous les jours, pour que les les clients ait une motivation supplémentaire à venir à son bar !"

C’est ici que tout se regroupe: la modélisation, et les deux niveaux de la pensée. C’est ici que deux étapes de la transformation digitale se profilent. Etape 1: ne pas faire autre chose, mais parler autrement de ce que l'on fait. Etape 2: ce "parler autrement", ces autres mots peuvent enfin nous faire voir d'autres horizons, d'autres possibles pour faire autre chose.
 "Rien ne sert de penser, il faut réfléchir avant," Pierre Dac 
En structure, cela donne: "L’innovation consiste à améliorer continuellement les choses, et elle est déduite d’une stratégie 1 qui, elle, ne change pas. Mais une vague d’innovations ne peut se poursuivre indéfiniment (impossibilité 1). C’est le moment du saut créatif qui est induit par une autre perception des choses. Cette nouvelle stratégie 2 permet de relancer une vague d’innovations qui n’aurait pu être déduite de la stratégie initiale (impossibilité 2). L’innovation peut être définie comme la capacité de faire mieux, moins cher, plus développé, plus élégant ou plus à la mode, ce qui reste essentiellement la même chose. La créativité peut être définie comme la capacité de penser à autre chose en réorganisant sa perception." Et en schéma, cela donne:

Comment avoir une bonne idée ? La meilleure manière d’avoir une bonne idée, c’est d’en avoir de nombreuses. Donc, la première étape est de créer des choix, de multiplier les options grâce à la pensée divergente: le champ des possibles est ouvert. La deuxième étape est de trancher entre ces différentes alternatives, de prendre des décisions grâce à la pensée convergente. Et la valse continue: une fois des options choisies, il est possible de repasser dans la pensée divergente - afin d’aller, pour chaque alternative choisie, plus en profondeur.  Aussi, selon Tim Brown, auteur du livre “L’esprit Design: “ trois critères indissociables conditionnent la validité d’une idée: la faisabilité (qu’est-ce qui est fonctionnel et réalisable dans un avenir prévisible ?) ; la viabilité (qu’est-ce qui s'intègre dans un modèle économique durable ?) ; et la désirabilité (qu’est-ce qui correspond aux attentes des consommateurs ?)”


Pour terminer, une remarque et une réflexion, et sans doute pas dans cet ordre.

  • Une réflexion, de Philippe Silberzahn: "Plus généralement, le digital, comme beaucoup d’innovations, fait resurgir des modèles mentaux anciens et questionne ceux existants, au premier chef le modèle selon lequel avec l’innovation on ne revient jamais en arrière. L’époque actuelle prouve le contraire, comme la fin de l’Empire Romain l’avait déjà montré. Le digital montre également combien il est si difficile d’anticiper l’effet qu’aura une nouvelle technologie, tant celle-ci sera mêlée aux modèles mentaux existants. Cet effet est principalement le résultat d’une interaction entre le social et le technologique, chacun s’influençant l’un l’autre. En bref, si l’on veut comprendre, et surtout anticiper, l’impact du digital, peut-être vaut-il mieux lire des livres d’histoire que des rapports de futurologues… Bienvenue au Moyen-Âge!" (Source de cet article de blog) 
  • Une remarque: Vous avez peur de la pensée de groupe ? Hérodote, au Viéme siècle avant JC, rapporte que les Perses utilisaient une technique pour canaliser la pensée de groupe, et découvrir la réelle pensée de chacun. Chaque fois qu'un groupe devait prendre une décision, alors que ses membres étaient sobres, ils la reconsidéraient quand ils étaient tous ivres. In vino veritas ! 

Pour aller plus loin: "Transformation organisationnelle: Entre défection et prise de parole, une troisième voie ? ", Philippe Silberzahn, blog ! 

Source: Luc de Brabandére, "Petite Philosophie de la Transformation Digitale, ou comment (re)découvrir l'art du zigzag", ed. Manitoba, mars 2019

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