Du conflit constructif au paradoxe d'Abilene: osez voir, osez parler
Heureux, le volontaire aveugle qui ne veut voir. Heureux, le volontaire muet qui ne veut parler. Comment reprocher quoi que ce soit à ceux qui pensent que le « non-dit » est le garant de toute relation, et un rempart au conflit ? Eux qui abhorrent le conflit. Eux qui en ont peur. Il est certain que de ne pas s’exprimer, de ne pas regarder les choses en face évite tous désaccords, n'engagent aucune responsabilité. Toutefois, et si le conflit nourrissait la réflexion ? Et si le conflit pouvait être constructif ? Et si le conflit permettait d’instaurer une stable, honnête et authentique relation ? Et si le conflit nous élevait intellectuellement et émotionnellement ? Que ce soit dans la sphère personnelle ou professionnelle, et si le credo à adopter était: osez voir, osez parler, osez écouter activement, et osez créer le conflit.
Dans les années 50, Alice Stewart, épidémiologiste et directrice du service de médecine sociale d'Oxford, trouve quelques subsides afin de résoudre ce problème: la recrudescence des cas de cancers chez les enfants qui, contre toutes attentes, sont plus importants chez les bambins issus de familles riches, que de ceux issus de familles pauvres (et qui ont moins accès aux soins de santé).
Nombres de questions sont posées aux familles, aucun facteur de potentiel risque n’est écarté: du soupçon de la quantité de sucre ingurgité, des installations de la tuyauterie (plomb?), de la composition des jouets qui accompagnent les chérubins tout au long de la journée, etc.
Le 1er septembre 1956, la revue « The Lancet » publie les résultats des travaux d’Alice sous le titre « Malignant disease in childhood and diagnostic irradiation in utero. » Pléthores d'articles suivront, dont celui qu'elle coécrit avec Georges Kneale « Radiation dose effects in relation to obstetric x-rays and childhood cancers » (juin 1970): « Epidemiological data from the Oxford Survey of Childhood Cancers has been analysed in respect of in-utero exposure to X-rays during obstetric investigations. The risk of cancer was greatest when exposure was during the first trimester. The excess cancer risk from obstetric X-ray examination was directly related to the fetal dose. It is suggested that this dose-response relationship fits in with a previously published hypothesis that cancers caused in this way are due to the propagation of one cell whose controlling gene had experienced a small but irreversible change at the moment of exposure to X-rays.» « Sur un nombre important d'enfants de plus de 3 ans et de moins de 15 ans, nous avions un groupe d'enfants morts de leucémie, un groupe d'enfants morts de cancers autres que de leucémie et un groupe d'enfants sains, » explique Alice Stewart au magazine « Le Généraliste » , le 29 septembre 1987, avant de rajouter: « La seule différence qui ait pu être trouvée entre les enfants de chacun des deux premiers groupes et ceux du troisième est que les mères, dans les deux premiers groupes, avaient reçu plus de rayons X que celles du 3e groupe pendant la grossesse. »
Seule, la transparence ne peut amener le changement. Il faudra des dizaines d’années avant que la communauté scientifique - les médecins en chef de file - accepte cette conclusion. Comment contrer l'arrivée d’une prometteuse nouvelle technologie dans l’environnement médicale sans être qualifié de luddite ? Comment renverser une opinion populaire très enthousiaste par rapport à la découverte et à l'utilisation des rayons X ? Comment faire accepter le fait que le corps médical, dont le but est de sauver des vies, par sa pratique, entraîne involontairement la mort ? Comment contrarier le réflexe Semmelweis ?
Philippe Ignace Semmelweis, jeune médecin hongrois et directeur adjoint de l'hôpital générale de Vienne, établit, au 19iéme siècle, qu’il y a un lien entre les « particules cadavériques » des corps autopsiés et les décès des femmes en couches. Ce sont les médecins eux-mêmes qui sont à l'origine de la fièvre puerpérale, et dont le taux de mortalité des mères en couches est de 1 sur 10. Dés lors, après chaque autopsie, le jeune directeur adjoint ordonne à tous les disciples d'Hippocrate de se désinfecter les mains à l'eau chlorée. Le taux de mortalité tombe, ainsi, à moins de 1 %. Malgré ces données, Semmelweis se battra toute sa vie pour faire accepter sa théorie. (Pour en savoir plus, cliquer ici !)
D'ailleurs, comment Alice pouvait-elle être certaine de ses dires ? Comment pouvait-elle être à 100 % persuadée d’avoir raison ?
La réponse se nommait Georges Kneale, du nom du statisticien qui collaborait avec Alice.
Alice et Georges étaient des êtres diamétralement opposés. « Alice était très sociable et extravertie, et George était un solitaire. Alice était très avenante et très empathique avec ses patients. George préférait franchement les chiffres aux gens, » raconte Margaret Heffernan , entreprenseuse, lors d’une conférence TED dont le thème est « Dare to disagree », avant d'expliquer que Georges envisageait son job, et sa collaboration avec Alice comme un perpétuel conflit. « Mon travail consistait à prouver qu’Alice à tort, et a créer des conflits autours de toutes ces théories. » « Georges, en tentant de prouver qu’Alice a tort, lui donnait la confiance dont elle avait besoin pour savoir qu’elle avait raison. », souligne Margaret Heffernan. En résumé, amené de manière constructif, le conflit devient une forme de réflexion.
Dés lors, pour Margaret Heffernan, une collaboration idéale réunie des personnes qui manifestent des tempéraments divergents, qui viennent d'horizons différents. Ce qui n'est pas naturel. Spontanément, nous avons tendance à travailler avec des gens qui possèdent un comportement similaire au notre, avec qui nous nous sentons bien, en harmonie, en compréhension, des individus qui agissent comme « une chambre d’échos ». Les équipes les plus efficaces ne sont pas composées de personnes qui se ressemblent, mais d'opposés qui s'autorisent à se désaccorder, de manière constructive, de la parole des uns et des autres afin d'explorer d'autres territoires, propices à la réflexion et à la créativité.
L'étape suivant est d'exploiter ces forces et ne pas sombrer dans les affres du paradoxe d’Abilene.
Ce paradoxe tire son nom d’une ville du Texas au sein de laquelle, le sociologue Jerry Harvey, imagine une métaphore qui illustre comment des individus arrivent à prendre une décision qui semble satisfaire le groupe, mais qui, finalement se révèle décevante pour chacun d'entre-eux.
« Quatre adultes, un couple marié et les parents de la femme, sont assis sous un porche dans une chaleur abrutissante dans la petite ville de Coleman, au Texas, à environ 53 miles d'Abilene. Ils sirotent tristement de la citronnade, observant le ventilateur souffreteux et entamant de temps à autre une partie de domino. À un moment, le père de l’épouse suggère qu'ils se rendent à Abilene pour se restaurer dans une cafétéria. Le gendre pense que c'est une idée folle mais n’ose pas contrarier sa femme qui voit si peu ses parents. Les deux femmes ne semblent pas opposées à cette idée et voilà tout ce petit monde entassé dans une Buick sans air climatisé, qui soulève sur le chemin des nuages de poussière. À Abilene, ils mangent un déjeuner médiocre dans un endroit glauque et reviennent à Coleman épuisés, suants, et peu satisfaits du périple. C’est une fois de retour à la maison qu’ils se rendent comptent qu'aucun d'eux n'avait vraiment voulu aller à Abilene. Le beau-père l’avait proposé et les autres l’avaient accepté juste parce que chacun avait pensé intérieurement, sans le vérifier, que les autres étaient désireux d'y aller. » (source wikipedia)
En fait, aucun des quatre membres du groupe ne souhaitait se rendre à Abilene. Toutefois, par crainte de s’offenser et de se contredire mutuellement, tout le monde ira, chacun hallucinant les pensées des autres en s'imaginant que chacun souhaitaient y prendre un repas. En résumé, « Le paradoxe d’Abilene, qui mène les groupe à prendre les mauvaises décisions alors que chaque membre sait que c’est une mauvaise décision, naît de la peur du conflit. »
Partant, afin que chaque personnalité puisse pleinement s’exprimer, en n’étant pas influencée, complexée par la gouaille ou l’effet d’halo de certains de ses collaborateurs, des entreprises proposent des réunions hybrides. Une partie se déroule dans une pièce avec des personnes physiques, l’autre derrière un écran d’ordinateur, ou chacun peut librement, sans le regard des ses congénères, communiquer.
Walt Disney, pour sa part, avait aménagé une pièce, « la boite à transpirer », au sein de laquelle chaque projet était minutieusement décortiqué et critiqué. Une étape qui, au final, avait pour but d'emporter la conviction de tous: c'est par une intense critique, qu'une conviction peut émerger, qu'une vision peut être partagée.
Les collaborateurs d'une entreprise ne peuvent penser ensemble. Margaret Heffernan renchérit en disposant que la plupart des organisations ne pensent pas. « Non pas qu’elles ne veulent pas, mais parce qu’elles ne peuvent pas. »
Selon une étude citée par Margaret, 85 % des cadres européens et étasuniens n'osent relever des points de conflits, par peur des conséquences qui en résulteraient, par peur de ne pouvoir gérer les désaccords. Par peur de poser des questions stupides et d'être jugé par ses pairs. Par peur d’être incompris.
Le paradoxe, c'est que les entreprises ne cessent de trouver des talents, des gens brillants, mais ne cessent d'échouer à exploiter leur plein potentiel, leur compétence, à en tirer le meilleur parti.
« La plupart des plus grandes catastrophes auxquels nous avons assisté proviennent rarement des informations secrètes ou cachées, » expose Margaret Heffernan. « Elles viennent des informations librement disponibles, mais pour lesquelles nous sommes volontairement aveugles, parce que nous ne pouvons pas les gérer, parce que nous ne voulons pas gérer le conflit qu’elle provoque. » Quand nous osons voir, osons parler, et créer le conflit, « nous permettons aux gens autour de nous et à nous même de mieux réfléchir. L’ouverture n’est pas la fin. C’est le début. »
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