Les trois âges de la télévision
« La télévision abrutit les gens cultivés et cultive les gens qui mènent une vie abrutissante, » Umberto Eco
En 1926, John Baird, un écossais, dévoile devant la « Royal Institution of Great Britain » son procédé de réception d’images sur tube cathodique, le téléviseur. En 1950, on assiste au premier direct télévisé en France: depuis la Comédie-Française la pièce de Marivaux « Le Jeu de l’amour et du hasard » est retransmise sur l’unique chaîne de télévision. Toujours plus fine, toujours plus perfectionnée, la petite boite noire envahit les foyers des millions de français et ne cesse de transmettre un nombre de chaines toujours plus conséquent. Tant et si bien que les téléspectateurs, ces « coach potatoes », passent maintenant plus de temps à zapper qu’à regarder un programme. Dans le salon, dans la chambre du petit dernier, dans la cuisine, aucune pièce de la maison se semble résister à l’envahisseur TV. « La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de la population,» dira même Pierre Bourdieu. Paradoxalement, et si nous assistions à sa disparition ?, se demande Jean-Louis Missika, avant de préciser: « Nous entrons dans un monde d’images omniprésentes et de média absent. Ce n’est pas la télévision en tant que technologie qui disparait, mais la télévision en tant que média. »
Une acception de la télévision. Pour Jean-Luc Godard, c’est simple: « La télévision, c’est comme la poste, ça transmets. » De manière moins ironique, et plus explicite, Jean-Louis Missika définit la télévision comme: «un moyen de diffusion de contenus vidéo contrôlé par des sociétés publiques ou privées, titulaires de licences de diffusion délivrées par une autorité publique, achetant des droits de diffusion ou produisant des programmes, et agençant ces programmes à destination d’un public défini. Ce travail de production, d’assemblage et de diffusion, mené par des professionnels, est rémunéré soit par la publicité, soit par l’impôt ( redevance), soit par l’abonnement. »
Au fils des ans, le nombre de chaines n’a cessé de s’accroître. En France, d’une télévision de pénurie et de masse, nous sommes passés à une télévision d’abondance et de niches. Deux types de chaines se partagent le paysage audiovisuel, les publiques et les privées. Traditionnellement, tandis que les premières devraient participer à l’éveil des citoyens, les secondes sont d’une nature plus commerciale, et régi par les lois du marché: la recherche d’audience (un audimat toujours plus éclaté). D’où ce dilemme qui est non résolue: les chaines du service publique doivent-elles entrer en concurrence avec les chaines privées, au risque de perdre leur identité ? Ou bien doivent-elles jouer la carte de la différence au risque perdre leur audience ?
Sans donner une réponse précise, voici une réflexion de Pierre Bourdieu qui, selon les interprétations, peut faire pencher la balance: « Ça paraît presque paradoxal parce que les gens qui défendent l’audimat prétendent qu’il n’y a rien de plus démocratique (c’est l’argument favori des annonceurs et des publicitaires les plus cyniques, relayés par certains sociologues, sans parler des essayistes aux idées courtes, qui identifient la critique des sondages – de l’audimat – à la critique du suffrage universel, qu’il faut laisser aux gens la liberté de juger, de choisir ("ce sont vos préjugés d’intellectuels qui vous portent à considérer tout ça comme méprisables"). L’audimat, c’est la sanction du marché, de l’économie, c’est-à-dire d’une légalité externe et purement commerciale, et la soumission aux exigences de cet instrument de marketing est l’exact équivalent en matière de culture de ce qu’est la démagogie orientée par les sondages d’opinion en matière de politique. La télévision régie par l’audimat contribue à faire peser sur le consommateur supposé libre et éclairé les contraintes du marché, qui n’ont rien de l’expression démocratique d’une opinion collective éclairée, rationnelle, d’une raison publique, comme veulent le faire croire les démagogues cyniques. »
Tant de chaines, et toutes aussi semblables. Malheureusement, la concurrence que se livre les chaines privées aboutit à une forme d’homogénéisation. Une rivalité qui n’est pas une véritable source d’émulation, de créativité: « On dit toujours, au nom du credo libéral, que le monopole uniformise et que la concurrence diversifie. Je n’ai rien, évidemment contre la concurrence, mais j’observe seulement que, lorsqu’elle s’exerce entre des journalistes ou des journaux qui sont soumis aux mêmes contraintes, aux mêmes sondages, aux mêmes annonceurs (il suffit de voir avec quelle facilité les journalistes passent d’un journal à l’autre), elle homogénéise, » déclarait ainsi Bourdieu, « Sur la télévision », pour le cas précis du journalisme à la TV.
Missika, dans son ouvrage « La fin de la télévision », revient sur les différents âges de la télé, en expliquant que c’est la nature de l’attachement qui lie le téléspectateur à ses programmes qui est au cœur de la révolution qui affecte la télévision .« Il y a un changement de relation entre celui qui émet et celui qui regarde.» Partant, trois âges de la télévision peuvent être mis à jour: la paléo-télévision, la néo-télévision et la post-télévision.
- Paléo-télévision. Elle marque les débuts de la TV sous l’ère de l’ORTF dont la signature est: « informer, éduquer, distraire ». Les téléspectateurs, passifs, sont des « citoyens-élèves » de la parole d’experts. « Rareté de fréquences oblige, l’offre commande à la demande (…) Un téléspectateur élève d’une télévision messagère, un citoyen, mais soigneusement mis sous tutelle.» Peu de chaines et un joug politique omniprésent caractérisent cette époque.
- Néo-télévision. Au milieu des années 1980, l’offre audiovisuelle s’étoffe: les chaînes privées et thématiques débarquent. Dans cet univers concurrentiel, la course à l’audience est lancée: chacun cherche à séduire, et un « nouveau rapport avec le téléspectateur, une relation fondée sur la complicité va émerger. » On donne la parole aux gens ordinaires, mais si et seulement s’ils ont vécu quelque chose d’extraordinaire.«Ce n’est plus la télévision qui parle au spectateur, mais par un jeu de miroir, le téléspectateur qui se parle à lui même et de lui même (…) Le téléspectateur- récepteur est au cœur de cette néo-télévision (…) Si la paléo-télévision était une télé messagère, la néo- télévision est une télévision missionnaire: et dont la mission est de gérer les crises, non la société mais de l’individu.» Témoignages et confessions devant de «voyeuristes » caméras de personnes ayant vécues des choses sensationnelles entraînent un processus d’identification du spectateur lambda: « cela pourrait être moi ». Cependant: « on ne peut sans fin contempler au miroir sa propre douleur sans un mouvement de rejet. » Ce processus consacré par la néo- télévision va, en effet, causer sa perte.
- Post-télévision. « La télé qui était messagère avec la paléo-télévision, missionnaire dans la néo-télévision, devient Pygmalion dans la post-télévision »: grâce à la TV, un individu lambda, banal, devient extraordinaire. «L’individu n’attend plus de la télévision qu’elle le console; il exige, au contraire, qu’elle soit le soutien inconditionnel de sa volonté d’affirmation de soi, qu’elle l’aide en lui accordant, sans limite, le droit à la parole. » Chacun souhaite son quart d’heure de gloire. Le point d’orgue de cet âge est la téléréalité. Et la conséquence est: « alors que la néo-télévision réparait le lien social, la post-télévision le détruit.»
Quid de la télévision sociale ? La TV social, c’est regarder la télévision sur deux écrans simultanément ( TV et smartphone ou tablette ou laptop) et participer à la grande conversation. On critique le programme visionné, on l’encense, on vote pour son candidat préféré, on achète le panier gourmand d’une émission culinaire que l’on regarde, on commande le t-shirt d’un chanteur qui s’égosille sur la scène, on réserve sa place de cinéma pour le film dont on fait l’éloge; et tout ceci par le biais des réseaux et médias sociaux (facebook et twitter principalement). La social TV, c’est donc cette interaction autour du contenu télévisuel. C’est être seul ensemble.
De la disparition de la télévision. La segmentation et l’hyper segmentation ont atomisé la télévision. Une offre pléthorique qui, du fait d’un manque de moyens pour produire leurs propres programme, fait que tourne en boucle les mêmes productions audiovisuelles: films, documentaires, émissions, (qu’il est aussi possible de voir en VOD ou en streaming), toutes les chaines se ressemblent. « La télévision est donc en passe de devenir un grand juke box et la notion même de chaine – en tant qu’assembleur et maitre des horloges – devient obsolètes. Le téléspectateur pourra faire lui même sa programmation et la visionner sur son téléviseur, sans avoir recours aux services d’un professionnel. » C’est la dé médiation.
« La vision technologique est certes nécessaire mais en aucun cas suffisante: elle nécessite un temps d’appropriation par les consommateurs qui est plus long. » La frontière entre les professionnels et les amateurs est battu en brèche par les progrès de la convergence numérique. Que les gens puissent faire eux-mêmes leurs images et les produire n’est pas nouveau. Ce qu’il l’est, c’est la possibilité de les diffuser sur le web (Youtube, Dailymotion Vimeo, etc. où il est même possible d’être rémunéré). La diffusion n’est donc plus l’apanage des gens du métier. « Même si l’immense majorité des téléspectateurs resteront des « couch potatoes », passif, une minorité significative aura à sa disposition les moyens de rivaliser sérieusement avec les pro de la profession. » C’est la dé professionnalisation. Toutefois, « pour se faire connaitre et capter un public, des investissements en marketing et en communication seront nécessaires. » En guise d’exemple, ce témoignage de Daniel Schneidermann sur le journal du Net: après la déprogrammation d’arrêtsurimages sur France 5, l’aventure de Schneidermann sur le web n’a pas le même aura, le même écho.
Se révolter ou s’adapter. En résumé, la télévision est morte, vive la télévision. Ce qui était vrai hier, l’est encore plus aujourd’hui et se vérifiera demain. L’écrire est enfoncer des portes ouvertes. Au prochain numéro, du journalisme à la télévision: son émancipation des autres médias (presse écrite et radio) et du pouvoir politique, en passant par cette tension qui tiraille le quatrième pouvoir audiovisuel; entre professionnalisme et activité commerciale.
Pour aller plus loin:
- Jean-Louis Missika, Vers la fin de la télévision, Seuil 2006
- Pierre Bourdieu, Sur la télévision, 1996
- Le traitement de l’information à la télévision, cliquez ici ! Elle ne laisse pas indifférente. Consensuelle et insolente, stupide et réfléchie, elle éduque et lobotomise l’être humain. Elle monopolise les conversations devant les désertes machines à café. Elle construit et déconstruit les réputations. Elle sent le soufre et le scandale, la naphtaline et la rose. Elle exhale des relents de démocratie. Elle est autant essentielle que superflue. Elle est omniprésente. Détestée et enviée. Jalousée et fantasmée, elle est la parfaite concubine que l’on aime tant haïr. Objet et être humain mécanique, c’est la télévision. Un être qui, au fil des informations transmises aux téléspectateurs, semble peu à peu sortie du joug de cette étouffante main visible du politique. Pour autant, la télévision est-elle un média indispensable à l’éveil des citoyens ? Pour lire la suite, cliquez ici !
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